7

Comme si l’on avait retiré un rouage d’une horloge, la mort de la grand-mère apporta le silence autour de la table et l’on s’aperçut alors que le grand-père seul ne faisait pas le poids.

C’était elle qui réduisait les grandes catastrophes du monde à l’échelle d’Eourres et même de Marat, jusqu’à les rendre supportables à la nichée. Elle pouvait reconstituer les bonheurs mis en miettes grâce à une potée fumante ou à l’aide d’une soupe d’épeautre. Un flan tremblotant dégoulinant son caramel dans un plat de Moustiers sauvé des naufrages du temps ramenait avec elle le ciel bleu, les jours de pluie. Grâce à ces menues astuces, elle conservait le sourire à tout son monde.

Le grand-père, dès lors, ne put plus raconter, aux repas, l’une de ces bonnes histoires qu’il enjolivait depuis trente ans. La présence critique de Flavie l’avait stimulé comme un aiguillon. Sans elle, son imagination vacillait.

Quelque chose végétait en lui qui ressemblait à du regret. Pour la Toussaint, il dit à ses enfants :

— Vous irez porter deux pots de chrysanthèmes, de ceux à grosses fleurs, des vraies, pas de ces petites fleurs minables qu’on achète pour se débarrasser de la corvée des morts, et d’ailleurs j’irai avec vous sur la tombe de ma femme.

C’était la première fois qu’il utilisait le mot « femme » dans ce sens et qu’il la faisait sienne. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, lui demander pardon, lui dire toutes les bonnes paroles dont il l’avait privée, soi-disant par pudeur mais en réalité par orgueil de mâle dominant. Le rare était que, à côté de cette vénération nouvelle pour la compagne de sa vie et sans que l’une ne se superposât à l’autre ou tentât de l’effacer, son inqualifiable attitude envers sa bonne fortune de Laragne (qui venait de succomber au cancer) l’atteignit aussi de plein fouet en ces temps-là. Il l’avait abandonnée à son sort sans aucun remords, croyait-il, bien à l’abri derrière ses responsabilités de chef de famille dont il était seul à savoir qu’elles pouvaient être facilement transgressées, la famille tout entière étant à sa merci. Il avait maintenant deux mortes de poids qui le traînaient vers la tombe et ça se voyait sur sa figure.

Laure se sentait seule en contemplant la chaise de la tante Aimée, celle de la tante Juliette et maintenant celle de la grand-mère, qui faisait face à Florian comme si elle le jugeait. Aucun de ces sièges n’avait été retiré depuis la dispersion de la famille. Laure regardait le grand-père pensif trônant devant le fantôme de son épouse et cerné par cette couronne de chaises vides où sept de ses enfants avaient mangé la soupe quand il était tout-puissant. Elle croisait de temps à autre le regard de Florian qui le baissait aussitôt tant il craignait que la petite y lût son désespoir.

Flavie avait été l’horloge de la maison, mais quand la dernière fille, Aimée, mariée, quitta la ferme, on s’aperçut tout de suite qu’on avait perdu un homme. Le grand-père, les jeudis et dimanches et pendant les vacances, décida d’apprendre à Laure à garder le troupeau. L’été, il y avait de quoi prendre le pays en grippe. Les brebis étaient dispersées sur un kilomètre. Il fallait crier, appeler, siffler, faire faire des tours aux chiens. Le grand-père et la petite-fille rentraient à la ferme fourbus. On avait des inquiétudes. On croyait qu’il manquait une bête ou un agneau.

Heureusement, les chèvres avaient une montre dans leurs pis. Lorsque ceux-ci étaient gonflés comme des outres, il leur fallait redescendre à la ferme pour se faire traire. Elles s’assemblaient toutes courantes le long du sentier où le troupeau était épars. Alors au bruit des clochettes, les brebis bêlaient, se souvenant soudain qu’il se faisait tard, et plus ou moins dans leur épaisse inconscience elles comprenaient qu’il fallait rentrer. Cependant parfois, l’une ou l’autre trop absorbée à tondre une clairière bien fraîche ignorait cet appel de clochettes et de chèvres béguetantes.

Il n’y a rien de plus bête qu’un mouton qui a perdu son troupeau. Si on ne le retrouve pas il errera jusqu’à la mort, incapable de reconnaître la bergerie, même s’il la surplombe de deux cents mètres. Ce n’est pas une sinécure que le métier de berger. Il fallait s’assurer avant de traverser le ruisseau que toutes les brebis avaient pu faire une station assez longue aux assaliers pour lécher le sel, contrôler s’il n’en manquait pas et surtout, surtout, s’il n’y en avait pas une de trop ramassée au troupeau d’un voisin, lequel aurait été prompt à vous accuser de vol.

Au bout de six mois, Laure allait toute seule au sommet du col rassembler le troupeau et le conduire dans la descente. Florian lui avait appris tous les secrets de son vaste bien, en grande partie stérile à cause des roubines qui le griffaient de place en place. Un jour, il vint garder avec une achade sur l’épaule et, quand le troupeau fut installé, il dit à Laure :

— Viens, je vais te montrer quelque chose !

Il se mit en marche à grands bras écartés vers la roubine qui bordait les hêtres. La végétation était si dense que pour l’atteindre on eût dit qu’il nageait. Laure avait peine à le suivre. Il fit halte au bord d’un talus abrupt. La marne noire vallonnée s’étendait à ses pieds, stérile, énigmatique, composée de cailloux microscopiques qui s’effondraient sous les pas.

En dépit de son âge, Florian avait sauté à pieds joints sur la roubine depuis le rebord du talus. Le sol se déroba sous ses pas. Tout un pan de marne glissa sans bruit comme une avalanche noire le long de la pente. La roubine qui faisait plus de cent mètres de large n’était éclairée que par un seul pissenlit poussé par miracle sur ce désert. Le grand-père reprit son équilibre et planta son achade dans le sol.

— N’aie pas peur ! dit-il à Laure. Saute ! Je te reçois.

Il ouvrit grands ses bras et reçut Laure contre sa poitrine. C’était la première fois que, consciemment, Laure se trouvait en contact avec le corps d’un homme.

Il y avait eu Séraphin le jour où celui-ci l’avait sauvée, mais elle était alors trop petite pour s’en souvenir.

— Viens ! dit Florian. Suis-moi.

Il avançait avec l’agilité de l’habitude sur ce terrain friable.

— Attends ! dit-il. C’est ici.

À l’aide de son achade, il se mit à bêcher avec ardeur. Il utilisait son instrument comme une pelle pour rejeter la marne derrière lui à mesure qu’il creusait.

— Fais-la descendre avec tes mains, dit-il. Tu verras, c’est pas sale et c’est pas lourd. Tu n’as qu’à pousser ! C’est comme du sable.

Laure obéit. Bien qu’on ne fût qu’en mars et que la roubine fût orientée au nord, la marne était étrangement chaude.

Quand le grand-père eut creusé sur plus de cinquante centimètres dans la pente noire, l’achade fit entendre un son métallique.

— Ah, j’en tiens une ! dit Florian.

Il enfonça le bras dans le sol jusqu’au-delà du coude, un bras puis l’autre. À genoux, il fouissait la terre comme un blaireau. Il poussa un cri de triomphe. Entre ses mains, il tenait une pierre ovale, grosse comme un melon.

— On dirait un gros œuf ! dit Laure.

— C’en est un, dit Florian. Il a dix millions d’années. Soupèse et attends-toi à ce que ce soit lourd !

C’était un matin vers six heures. Le soleil attaquait un dièdre de la pyramide là-bas en face. Il faisait tiède sur la roubine. Laure avait classe à huit heures.

— Prends-la ! dit Florian. Tu peux la porter ?

— Oui…, répondit Laure avec hésitation.

La pierre ne pouvait pas se loger dans une seule de ses petites mains ni se glisser sous le bras. Elle allait devoir la tenir devant elle comme le saint sacrement.

— Attends, dit le grand-père.

Il avait toujours deux musettes croisées l’une sur l’autre contre ses flancs. Il en détacha une qu’il harnacha tant bien que mal sur le dos de la petite. Il répéta :

— Attends ! Laisse-la à la remise, c’est pas fini, ce soir je te ferai voir !

L’œuf de pierre était rugueux comme une râpe à fromage. Il pesait anormalement lourd. Laure le déposa avec précaution sur l’établi dans la remise.

Elle si attentive d’ordinaire, les paroles de l’institutrice lui passèrent par-dessus la tête. Elle pensait à cet œuf qui avait dix millions d’années.

 

Serrée dans l’étau de la remise, la pierre oblongue arrachée à la roubine devint le centre du monde pour Laure. Tous les jours, elle venait voir les progrès que le grand-père avait faits pour la scier en deux à l’aide d’une rudimentaire scie à métaux. Il en faisait un centimètre par jour environ. Chaque fois qu’il avait un moment, il y revenait. Parfois, la lame se cassait en deux à force de chauffer.

— Tu comprends, disait le grand-père, là-dedans, il y a une poche d’air qui s’est formée il y a dix millions d’années ! Je veux que tu la respires !

Et Laure rêvait de cet air vieux de dix millions d’années.

 

Des fillettes venaient pendant les vacances chez la tante aux bonnes herbes (c’est ainsi que l’appelait Laure), elles apportaient des poupées somptueuses, elles étaient vêtues « à la ville » comme on disait ici ; c’est-à-dire qu’elles ne sortaient pas dans les rues du village sans leur petit sac à main. Il y avait un garçon aussi, sûr de lui, avec un accent pointu et une voix déjà bien placée. Le père et la mère qui les accompagnaient, on voyait qu’ils aimaient leurs enfants et ne leur refusaient rien. C’étaient les patrons d’une grosse usine de produits aromatiques. Un couple idéal, c’est du moins ainsi que Laure les avait nommés. Cette opulente famille avait de quoi faire rêver une pauvre fille de paysans. Eh bien non, Laure ne rêvait pas de cela. Laure rêvait à l’œuf de pierre qui contenait un air vieux comme le monde. Elle retenait son souffle en regardant le grand-père qui travaillait au mystère de cet œuf, à la remise.

Un jour, c’était un dimanche matin, la porte de l’atelier fut obstruée par un grand corps qui resta quelques minutes à empêcher la lumière de passer et qui finalement dit bonjour d’une voix timide. C’était Séraphin. Depuis le mariage d’Aimée, il n’était plus redescendu de la forêt que pour dormir et manger dans la soupente aux chevaux. On ne l’avait plus revu à la ferme.

Il dit qu’il venait parce que le manche de sa cognée avait cédé dans un vieux hêtre mort qu’il abattait. Il savait que le grand-père en avait de bons qui séchaient depuis plus de cinquante ans au fond de l’ombre de la remise. Il demanda ce qu’on était en train de faire.

— Tu le vois, dit le grand-père, je scie une pierre pour la petite. Je sais qu’il y a de l’air dedans et je voudrais qu’elle le respire. Mais c’est dur !

— Ah çà ! dit Séraphin. Je comprends bien ce que vous voulez faire.

Il regarda les vieilles mains de Florian avec compassion.

— Si vous voulez, dit-il, je peux essayer.

— Tiens ! dit le grand-père. Ne te gêne pas !

Trois dimanches de suite, Séraphin vint passer l’après-midi dans la remise de Marat. Il crachait régulièrement sur la lame pour la refroidir et la rendre glissante.

Le grand-père le regardait faire. C’était l’été, Séraphin travaillait torse nu, le grand-père admirait ses muscles longs animés d’une souplesse qui les faisait coulisser sans effort.

« J’aurais peut-être mieux fait… », se disait-il. Il pensait à Aimée, sa fille si absente maintenant.

Le troisième dimanche vers quatre heures, la lame de la scie reparut de l’autre côté de la pierre bien serrée dans son étau.

— Là ! cria le grand-père. Laure ! Respire ! Ça va pas durer longtemps !

Il essaya de hausser la petite jusqu’à la géode. Mais il avait présumé de ses forces. Séraphin souleva Laure et la pencha sur l’établi.

— Respire, dit-il. Dépêche-toi !

Laure mit le nez sur la pierre. Il s’en dégageait une odeur, une odeur bizarre, une odeur qu’elle ne devait jamais plus retrouver que dans son souvenir. « Une odeur d’avant les hommes », se dit-elle.

— Retiens bien ça, Laure, dit Florian, tu verras passer des millionnaires au loin dans ta vie mais quelqu’un qui ait respiré un air vieux de dix millions d’années, tu seras seule au monde !

— Ça vient d’où ? demanda Laure timidement.

— De quand la Terre a refroidi, répondit Séraphin au bout d’un moment.

Il avait cherché dans son esprit comment il pourrait bien faire comprendre à cette fillette de huit ans ce qui s’était passé au fond de la nuit des temps et il n’avait trouvé que cette explication.

— Séraphin ! commanda le grand-père, tiens voir la pierre qu’elle tombe pas.

Le bûcheron referma les doigts de ses grandes mains autour de la géode. Il s’accroupit devant Laure pour qu’elle vît bien et il ouvrit la pierre en deux d’un geste rapide. La remise était mal éclairée. Dans la pénombre, on capta quand même un peu de la lumière qui grouillait en s’affirmant au cœur du caillou. Séraphin tenait la pierre ouverte. Tous trois se précipitèrent dehors au grand jour. Laure poussa un cri de joie. Des pointes de diamant étincelantes accrochaient la lumière. Il y avait des éclats bleus, verts, rouges qui tenaient leur couleur du soleil qui les pénétrait de force. Laure, Florian et Séraphin s’étaient mis à genoux pour mieux contempler, mieux se rassasier. Ils ne se lassaient pas de présenter au soleil ces facettes nées dans la nuit totale voici dix millions d’années, pensaient-ils, et qui prenaient plaisir à se mirer dans des yeux humains.

Attiré par les exclamations, tout le reste de la famille était sorti pour savoir ce qui se passait. Ils voyaient bien briller quelque chose entre les mains du bûcheron mais ma foi ça ne leur paraissait pas mériter tant d’attention. Ils n’avaient pas reçu la grâce de savoir contempler le monde. Romain allumait une cigarette. Le gros garçon de six ans avançait les doigts vers la géode pour essayer de la saccager, quant à Marlène qui tenait la dernière dans ses bras, elle demanda :

— Ça vaut quelque chose ça ?

— Rien ! répondit le grand-père.

Il ajouta sur un ton sarcastique :

— C’est tout juste bon à être regardé. Quand on sait voir ! acheva-t-il.

 

La première fois où, suivant bien les instructions du manuel, Romain abaissa la charrue couplée avec le tracteur vers la terre humide et que, remontant sur l’engin, il embraya lentement la première vitesse, il vit cette terre ingrate s’ouvrir docilement sous les couteaux étincelants des socs tout neufs et se mit à siffloter Le Régiment de Sambre et Meuse. La glèbe ronronnait sous la pression des socs, comme vaincue, comme consentante. Ça faisait un beau bruit.

Dans l’air flottait un parfum de victoire. C’était la première fois de son histoire que ce pré à moutons se transformait en terre arable. On avait essayé avec les trois chevaux, autrefois, jusqu’à lever le fouet au-dessus d’eux de déception et de fureur, mais jamais ils n’avaient pu vaincre la terrible pente de ce pré de la Chandeleur qui était un mamelon de calcaire blanc, juste ce qu’il fallait pour la lavande. La lavande, en ces années-là, était une terre promise pour ces paysans qui n’avaient connu jusque-là que la vie chiche.

Romain sur son tracteur se voyait déjà à la tête d’une exploitation – le mot courait dans les journaux ; il voulut ce jour-là achever le labour et ne céda qu’à la nuit close. Il essaya de raconter en rentrant l’effet que lui avait fait cette parcelle qui avait changé de couleur en un seul jour. Il dessina dans le rond de ses bras la grosseur des mottes que la charrue était capable de soulever.

— Demain, je herse ! dit-il.

On avait préparé bien à l’abri, près de la source et au frais, une pépinière de plançons d’aspic, et un matin de vacances Romain appela Laure.

— Laure ! Tu viens ? On va repiquer la lavande !

Repiquer la lavande ! C’est rester courbée tout le jour, à genoux, sur les sillons creusés par le tracteur. Planter de la lavande ! Voir devant soi cette glèbe plus riche de cailloux que de terre où le plantoir se heurte à la résistance compacte du sol à peine ramolli par la dernière ondée. On cherche en vain un peu d’humus. On a pitié de ces racines fragiles qui ne vont rien trouver ni à manger ni à boire sur cette terre blanche, livide, de pur calcaire stérile dont on sent qu’aucun fumier ne pourra l’amender, et d’ailleurs il ne le faut pas car la lavande n’aime que les sols arides. On en a même vu, seule plante à part le pissenlit, dans les marnes des roubines noires.

Pour une fois que le père est plein d’entrain, ce n’est pas le moment de faire la fine bouche. Depuis hier, il ne parle plus que de l’avenir tout éclairé par la lavande bien vendue. Dans trois ans… Dans trois ans ! Cet enthousiasme, il a réussi à le faire partager à Laure à qui rien ne semble impossible.

— On y va ! dit Laure avec ardeur.

Elle saute à l’arrière du tracteur, à côté des caissettes préparées pour la plantation. Elle tient en main une petite achade à un seul tranchant pour disposer la terre autour des plants.

Le reste de la famille, la mère avec la dernière sur les bras et le gros garçon dubitatif contemplent frileusement le départ du tracteur. Rémi regarde avec un peu d’envie sa sœur aux longs cheveux blonds flottant au vent, fièrement campée à l’arrière de la machine, mais depuis qu’il a compris que tracteur égale travail et qu’on ne travaille pas moins avec cet outil qu’avec les chevaux quoique différemment, l’engin lui inspire beaucoup moins de respect.

L’aïeul de loin contemple lui aussi le tracteur rouge et la petite fille pleine de courage qui s’en va cheveux flottants vers le travail harassant. Depuis qu’il avait extirpé la géode de sa roubine, il allait de mal en pis moralement. De l’écurie à la cuisine, du jardin au poulailler, partout il retrouvait l’ombre de Flavie qui le traversait, le bousculait, ne faisant aucune attention à lui, telle qu’elle était de son vivant, l’ayant rayé de son existence à cause de cette particulière de Laragne, devenue à son tour une ombre inconsistante. Celle de la grand-mère, en revanche, ne l’était pas et il était angoissant de constater que dans l’esprit du grand-père sa femme défunte n’avait pas pardonné, comme si la mort était simplement un autre endroit où l’on existe et où on conserve intactes les souffrances de la vie.

Florian dans sa solitude était comme un voiturier auquel les rênes échappent des mains. La mort de la grand-mère avait fermé la dernière page du livre. Il n’existait plus que par surcroît.

Il végéta une semaine pris d’un flux d’entrailles qui lui faisait se tenir le ventre à deux mains. On hésita quatre jours avant d’appeler le docteur. Quand celui-ci vint, il commanda tout de suite une ambulance. Le grand-père ne revint à Marat que les pieds devant.

Ce fut de nouveau la théorie de la parentèle qui encombra la cour car cette fois il n’y avait plus d’attelages, chacun rivalisait d’éclat à bord d’automobiles aux couleurs vives, sauf Aimée et son mari modestes qui vinrent en bétaillère.

Les forestiers n’avaient pas paru, par pudeur, à l’enterrement de la grand-mère. La mort d’une femme, d’après eux, réclamait de la décence et la voir morte, pensaient-ils, équivalait à la voir nue. Mais là, pour le patron, ils arrivèrent tous, casquette à la main, empruntés et rasés de frais. On avait repoussé la grande table contre le mur pour servir à boire et on avait installé la bière du défunt à terre, au milieu de la cuisine. Les forestiers déposèrent sur le cercueil une grande rame de buis.

Aimée et Séraphin ne s’étaient pas revus depuis ce billet qu’elle lui avait écrit. Quand ce fut le moment de serrer les mains, il lui dit à voix basse :

— Excusez-moi, je ne pouvais pas faire autrement que de venir.

— Vous êtes tout excusé, répondit-elle d’une voix neutre.

Casquette basse, Séraphin serra aussi la main à l’heureux élu de celle dont il avait une seule fois effleuré les lèvres.

Le fils aîné retint tout le monde après les obsèques. C’était lui que Marlène aurait voulu rencontrer au lieu de Romain, à la fontaine du Laurier.

— Voilà, dit-il, demain on va chez le notaire. On va tous signer. Le domaine reste à Romain, c’est lui qui le travaille, c’est lui qui le garde ! Je pense que vous êtes tous d’accord ? Nous, on a tous notre situation et les filles sont casées. Alors !

— Mais alors nous on aura rien ? objecta la sœur de Saint-Vincent.

— Vous savez tous que la ferme ne vaut pas grand-chose puisque vous y avez été élevés et que vous avez vécu de privations ! Qu’est-ce que vous voulez avoir ? Qu’est-ce que tu veux qu’on te donne ?

— Tout de même, dit la sœur de Saint-Vincent, le tracteur…

— Le tracteur est pas fini de payer. Et Romain, il a trois enfants. Il faut bien qu’ils mangent. Alors tout le monde est d’accord ! Toi, Romain, dimanche tu nous offres un bon gueuleton. Moi, j’apporterai le champagne et toi, tu te charges du vin, du bordeaux ! précisa-t-il le doigt levé.

La sœur de Saint-Vincent fut la dernière à signer. Elle le fit avec un soupir, garda le porte-plume en suspens le temps d’un Ave et la main que son frère lui tendit, elle la serra mollement.

À ce fameux repas du dimanche suivant, on évoqua avec émotion le souvenir de la grand-mère, de son abnégation, de ses bonnes recettes. Le grand-père ne fut pas nommé. La famille gardait sur le cœur la particulière de Laragne. Les enfants ne pardonnent jamais aux pères qui vont coucher hors du nid. Ça risque de compliquer les héritages.

 

Comme tous les jours, ce soir-là, Laure fut chargée d’aller chercher l’eau à la source. Sur le chemin, elle entendit un pas lourd derrière elle qui bientôt la rattrapa. C’était Séraphin.

— Mais toi, au moins, tu le regrettes ? Il t’a appris des choses, dit-il, parlant du grand-père.

— Oui, dit Laure. Mais qu’est-ce que ça veut dire : regretter ?

— Ça veut dire qu’il est mort et qu’il peut plus voir le jour. C’est pour ça qu’on regrette les morts. On les plaint. On voudrait leur donner un peu de ce qu’on voit. Quand il venait, ton grand-père, stérer avec nous, il apportait toujours la goutte. Moi, je ne bois pas mais c’est pour dire… C’était un brave homme.

Laure éclata en sanglots, se laissa aller contre le talus, abandonna sa cruche dans l’herbe.

— Oh oui ! Comme je voudrais partager mon jour avec lui !

Séraphin demeura debout et immobile. Il avait vu tout le temps convenable qu’il avait veillé le cercueil du défunt que Laure n’avait pas dit un mot et que sa petite bouche était restée close et plissée comme celle d’une vieille. Il s’était dit qu’il fallait lui ouvrir l’âme comme on poignarde un corps ; qu’il fallait qu’elle se vide de son chagrin.

Elle pleura pendant dix minutes toute seule, sans personne pour la bercer, devant ce colosse qui ne faisait que la regarder avec de bons yeux mais sans expression. Elle arrachait des poignées d’herbe avec ses petites mains.

Séraphin se pencha et ramassa la cruche.

— Viens, dit-il, il faut aller à l’eau. Ils vont te chercher.

— Ça ne te fait rien, ma tante Aimée ?

— Je n’ai pas le droit que ça me fasse quelque chose. Je n’ai rien.

— Moi non plus, dit Laure. On m’a crue morte à ma naissance et ma mère ne m’aime pas.

Elle prononçait ces mots avec un rire dans la gorge comme si elle racontait l’histoire d’une autre.

— Je ne sais pas moi qui était ma mère, mais à l’orphelinat j’ai rencontré un prêtre qui m’a pris en compassion, il me disait : « Fais-toi curé ! Tu seras tranquille. Tu vivras seul, mais tu vivras ! » Il m’a appris le latin. C’est pour ça Virgile.

— Celui que tu m’as donné ? C’est pas du latin mais je ne sais pas le lire. Tu sais, je suis née de rien.

— Ne cherche pas. Moi aussi, je suis né de rien. Nous avons la chance d’être sauvés, la chance, pas plus. On doit poser un doigt sur ses lèvres pour qu’elle parte pas, pour qu’elle ne nous entende pas respirer.

— Mais quelle chance ? dit Laure.

— Comprendre ! dit Séraphin. Tout le monde ne l’a pas. Chut !

La pénombre l’avait déjà absorbé qu’il gardait encore le doigt en travers des lèvres.

 

Comme les roues d’une horloge patiente, les choses du temps changeaient très vite autour de Laure. Des facettes inconnues de cette énigme apparaissaient à l’horizon comme planètes nouvelles. Au début, elles étaient anodines puis elles se révélaient menaçantes.

Les filles partaient de la maison. Il y avait une grande fête et le lendemain une place vide autour de la table. Mais cette fois-là, après le départ d’Aimée et la mort des grands-parents, les repas de famille où l’on conservait toujours le même nombre de chaises devinrent un désert.

À neuf ans, Laure avait déjà son autrefois : quand les chevaux hennissaient à l’écurie, quand on était sept ou huit autour de la table dans l’ordre indiqué par le patriarche, quand il y avait la présence tutélaire des grands-parents et des deux tantes, quand toutes les décisions venaient d’en haut, péremptoires mais salvatrices parce qu’on pouvait vivre sans drame à leur abri.

Maintenant, c’était une mère absente, inquiète pour son garçon et sa dernière fille qu’elle avait appelée l’enfant de l’amour. Elle s’était résignée à son état : faire la cuisine, le lavage, le repassage, coudre et rêver le temps qui restait. Ses rêves ne dépassaient pas ceux qu’avait vécus la vraie Marlène. Elle rêvait de Nice, de Monaco. Elle était lasse, dolente et sans entrain. Laure vivait en solitaire, avec les choses qui l’entouraient. Elle avait des rires éclatants. Même au plus fort du travail, elle n’avouait jamais sa fatigue car il n’y avait plus que deux hommes à la ferme : son père et elle.

Le père ne supportait pas son état de propriétaire : les grands prés, les grands bois, les sources, la forêt, tous ces trois cent cinquante hectares dont la moitié au moins étaient des biens dérisoires. Tout ce qu’il n’avait pas voulu, cette possession qui lui était tombée dessus et l’écrasait.

Avant la mort du père, ça allait tout seul : « Fais ci, fais ça ! Tu as pensé à faire ça ? Qu’est-ce que tu attends, que ça te tombe tout rôti dans la gueule ? » Ah, que c’était bon l’ordre quotidien ! Et ces trois enfants ! Pour quoi faits ? Pour en faire quoi ? Et cette femme qui allait répétant : « Pourquoi tu te fais pas embaucher à l’usine comme ils font tous ? On te l’a proposé dix fois ! Non, tu préfères te crever quinze heures par jour juste pour avoir des dettes ! On vendrait ici et avec l’argent on se ferait faire une jolie villa avec des fleurs et des nains de jardin. » Et Laure qui, sitôt qu’ils étaient seuls, l’interrogeait anxieusement : « Tu vas pas faire ça, papa ? Ça serait ta mort ! »

Tiraillé entre tant d’imprévus, Romain prit l’habitude, chaque fois qu’il pensait à tout ça, de boire un bon coup de rouge pour se remettre, puis il en but deux puis trois… Ça le faisait flotter un peu au-dessus de sa sinistre réalité.

Cependant, depuis que Laure gardait le troupeau, une certaine considération l’entourait dans la famille, elle avait droit à la place du grand-père, avec la lampe à suspension juste devant le nez, entre son père et sa mère, les deux derniers relégués au loin, dans la pénombre, juste avant les chaises vides qu’on avait conservées et qui ne cessaient, par leur présence, de parler du passé. Depuis qu’elle travaillait dur avec son père, elle n’était plus délicate à table. Elle mangeait solidement le matin, comme lui. C’était le moment de bonheur. Tout le monde était encore couché. Ils partageaient le saucisson, le jambon, le fromage, le café toujours un peu bouilli, et ils riaient ensemble de bon cœur. Laure comprenait que son père s’appuyait sur elle comme sur un tuteur. Et c’était impressionnant cette masse d’homme attentivement penché vers sa minuscule fille pour entendre d’elle ce qu’il fallait faire pendant la journée.

Quant à Laure, elle glanait de petites satisfactions qu’elle aurait bien voulu faire partager mais il semblait qu’elle seule les goûtait. Aimée lui avait dit avant de partir : « Tu feras bien attention aux poiriers. Une fois par an, c’est un enchantement. »

Elle n’avait garde de les oublier. Toute l’année durant, ils étaient ses portiques, sa piste, son stade. Ils étaient chargés de cordes et d’une balançoire où Laure s’exerçait aux acrobaties. Elle avait toujours regretté de n’être pas partie vers le vaste monde avec la petite du cirque. Les poiriers où elle grimpait nourrissaient sa nostalgie.

Ces poiriers qu’elle considérait comme des agrès de haute voltige, Laure les célébrait une fois par an. C’était un mystère qu’il fallait guetter patiemment car la veille encore rien n’était perceptible. Laure était à l’espère comme un chasseur dans sa hutte, derrière les volets, et souvent de guerre lasse elle s’endormait avant l’heure. Alors, le bourdonnement d’innombrables abeilles la réveillait. Les poiriers étaient en fleur. C’était le seul luxe de ce paysage tragique où soudain éclatait en fanfare la beauté à l’état pur. Les douze poiriers blancs éclos le matin de la douceur de la nuit se dressaient hiératiques dans leur tenue de mariées. Ils faisaient la roue comme des paons et s’exhibaient sans vergogne. L’immensité était enclose dans leur port d’arbres modestes.

Laure oubliait tout le temps que sa mère ne l’aimait pas. Elle accourait vers celle-ci qui œuvrait en cuisine.

— Viens vite voir, maman ! Comme les poiriers sont beaux ce matin !

— Qu’est-ce que je m’en fous de tes poiriers ! grommelait la mère préoccupée comme elle l’était toujours.

La petite joignait les mains, extasiée.

— On dirait des jets d’eau !

— Idiote ! Tu n’en as jamais vu de jets d’eau !

Laure regardait interdite cette mère qui ne voyait pas les poiriers en fleur, qui ne savait pas en être consolée. Elle avait le cœur gonflé de pitié pour cette femme et elle savait que lui prendre la main ne servirait à rien et qu’aucun mot ne pourrait lui expliquer pourquoi la magnificence de ces poiriers était placée là tout exprès pour les pauvres femmes et que c’était une maladie de ne pas savoir les aimer.